Dean Corso, un négociant en livres rares vivant à New York, est chargé par le richissime collectionneur Boris Balkan de réunir les trois seuls exemplaires existant du livre de sorcellerie Les neuf portes de l'enfer. Il se rend donc en Europe pou y faire des recherches...
En 1999, les écrans sont envahis par une vague de films d'inspiration sataniste, exploitant la "peur" du passage à l'an 2000 (Stigmata (1999) de Rupert Wainwright, La fin des temps (1999) de Peter Hyams...). Hors, un des films d'horreur sataniste les plus fameux et les plus influents de l'histoire du cinéma est Rosemary's baby (1968) de Roman Polanski, dans lequel une jeune new yorkaise était enceinte de l'enfant du Diable. Cet énorme succès critique et populaire est resté dans les mémoires, et on décida donc de faire confiance à Polanski pour réaliser à nouveau un tel film, en lui allouant un budget confortable (un peu moins de 40 millions de dollars). Il s'agit de l'adaptation du roman Le club Dumas, un thriller d'Arturo Pérez-Reverte, énorme succès de librairie. Pour le porter à l'écran, Polanski choisira de simplifier l'intrigue très touffue, en retirant notamment ce qui concerne la recherche d'un chapitre perdu de Les trois mousquetaires de Dumas. Le casting comprend des acteurs prestigieux, comme Johnny Depp (Les griffes de la nuit (1984) de Wes Craven, Sleepy Hollow (1999) de Tim Burton...), Frank Langella (Dracula (1979) de John Badham, L'île aux pirates (1995) de Renny Harlin...) ou Barbara Jefford (Lust for a vampire (1971) de la Hammer, Et vogue le navire (1983) de Fellini...).
La neuvième porte s'intéresse à un sujet fantastique on ne peut plus lovecraftien : la puissance maléfique des grimoires de sorcellerie rares et anciens. C'est évidemment Lovecraft, inventeur, entre autres, du maléfique Necronomicon, qui a introduit avec force ce sujet dans la littérature fantastique. Au cinéma, ce thème de l'ouvrage alchimique apparaît notamment dans Inferno (1980) de Dario Argento, avec son Livre des trois Mères ; dans Frayeurs (1980) de Lucio Fulci, un ouvrage maléfique évoquant le Necronomicon annonce la fin du monde qui commencera dans la petite ville de Dunwich (encore une création de Lovecraft), ; ou dans L'au-delà (1981), toujours de Fulci, des mystères magiques se déploient autour du Livre d'Eibon (créé par Clarke Ashton Smith en référence au Necronomicon, le Livre d'Eibon apparaît dans des nouvelles de Lovecraft). On pourrait encore cité d'autres exemples dans nombres de films influencés par Lovecraft (Détective Phillip Lovecraft (1991) de Martin Campbell, Evil dead (1982) de Sam Raimi...). On note aussi qu'à travers ses histoires de sorcellerie, ses investigateurs du surnaturel et ses sectes satanistes, La neuvième porte renvoie aussi à des grands classiques du cinéma d'horreur "de secte", comme Rendez-vous avec la peur (1957) de Jacques Tourner, ou Les vierges de Satan (1968) de Terence Fisher.
La neuvième porte s'inscrit dans la tradition d'un fantastique exigeant, et son originalité provient en grande partie de l'implantation de son récit dans le milieu feutré et cosmopolite des collectionneurs de livres rares. Polanski travaille alors sur la perception du grain du papier, le bruit qu'il fait quand on le caresse, sur l'exploration des détails d'une gravure par le regard du connaisseur, ou sur la texture du cuir et des reliures des beaux livres. Un sentiment d'étrangeté naît de l'accumulation très ordonnés des ouvrages, lourds de secrets, rangés précautionneusement dans leurs rayonnages par des collectionneurs maniaques (on pense aux extraordinaires bibliothèques d'Inferno ou de Le nom de la Rose (1986) de Jean-Jacques Annaud). La neuvième porte s'appuie donc sur une atmosphère fantastique raffinée et sourde. Pourtant, l'action et l'aventure n'en sont pas absents.
En effet, les nombreux rebondissements de ce récit rappellent le Polanski de Frantic, capable de construire un récit habile, mouvementé et maîtrisé. Ce réalisateur est aussi un amateur de BD (il a préfacé le remarquable Abominable de Hermann, dont une des histoires s'inspire du meurtre de Sharon Tate, et met en scène un personnage rappelant Polanski !), et il parsème La neuvième porte de références à Tintin (les deux relieurs rappellent les Dupon(t et d), la secrétaire de la baronne évoque la Castafiore, les trois livres et les gravures rappellent Le secret de la Licorne, Corso se déguisant en sectateur renvoi à Les cigares du pharaon, l'architecture du château où se déroule la messe noire évoque Moulinsart...). Corso est donc un espèce de Tintin, mâtiné d'un peu de Tournesol, bondissant à travers l'Europe en train, en avion, en taxi, évitant les voitures mystérieuses qui tentent de l'écraser et les embuscades tendues par les hommes de main de ses puissants adversaires, vivant des aventures captivantes et non dénuées d'un certain humour.
Pourtant, le thème principal de La neuvième porte est bien éloigné des préoccupations d'un Hergé. Polanski se penche en effet sur le mal et la fascination qu'il exerce. Pour ce faire, il bâtit une intrigue lourde de manipulations. Ainsi Corso, cynique et sceptique, nous est d'abord présenté comme un malin, un escroc sans scrupule. Pourtant, les rôles vont rapidement se renverser, et il ne faudra pas beaucoup de temps au spectateur pour comprendre que ce négociant est manipulé par son commanditaire, Balkan, qui en sait plus qu'il ne veut bien l'avouer. Pourtant, il y a double-jeu, et Balkan, qui croit possible de mettre les forces du Mal à son service, sera lui aussi cruellement manipulé, par les puissances infernales, qui n'apprécient guère qu'on veuille ainsi se jouer d'elles. De son côté, Corso va glisser lentement d'une attitude méprisante envers ce qu'il considère comme de pathétiques superstitions, à une croyance de plus en plus convaincue en les pouvoirs des ténèbres. Guidée par la jeune fille (sorcière, succube, ou incarnation du Diable ?), interprétée par Emmanuelle Seigner, l'épouse de Polanski depuis le début des années 90, il va résoudre les secrets alchimiques du Livre des neuf portes et accomplir un parcours initiatique, reprenant les neufs étapes des énigmatiques gravures. Il deviendra ainsi, un élu invité à traverser la dernière Porte de l'Enfer, accédant à des révélations ultimes et à des plaisirs inimaginables. L'enfer selon Polanski a donc un arrière-goût de Paradis.
Enfin, il faut louer le travail superbe sur la photographie et les éclairages effectué par le directeur de la photographie Darius Khondji (Delicatessen (1991) de Caro et Jeunet, Seven (1995) de David Fincher...) et la magnifique musique de Wojciech Kilar (Dracula (1992) de Coppola, La jeune fille et la mort...), qui participent pour beaucoup à l'atmosphère fantastique et envoûtante de La neuvième porte. Les acteurs sont excellents, notamment Frank Langella. Certes, il faut reconnaître que le jeu d'Emmanuelle Seigner est un peu en dessous du reste du casting, et on regrette aussi un peu que la première demi-heure manque légèrement de densité.
La neuvième porte fût un échec au box-office aux USA, mais il fonctionna correctement en France. La critique l'escamota sans scrupule, y compris dans la presse censée défendre le cinéma fantastique (Mad Movies ne lui consacra qu'une demi-page !). Bien qu'il ait été très sous-estimé à sa sortie, espérons qu'il sera finalement ré-évalué comme il le mérite, c'est à dire comme un des rares représentants ambitieux du cinéma d'épouvante européens des années 90, aux côtés de Dellamorte Dellamore (1994) de Michele Soavi et Le syndrôme de Stendhal (1996) de Dario Argento.